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Transfert d’un REER au conjoint

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Transfert d’un REER au conjoint

Prudence lorsque le rentier décédé possède une dette fiscale.

Par : Vanessa Sarveswaran

Martina Vaculikova / 123RF

La récente décision de la Cour canadienne de l’impôt (« CCI ») dans l’affaire Enns c. Le Roi[1] (ci-après « Enns ») constitue une mise en garde en ce qui concerne le transfert de régimes enregistrés entre conjoints au décès lorsque la succession du défunt possède une dette fiscale impayée.

En effet, cette transaction pourrait être visée par le paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu (ci-après « LIR »). Ce paragraphe vise à empêcher un contribuable d’éviter le paiement de l’impôt en transférant ses biens à certaines personnes avec lesquelles il a un lien de dépendance[2]. Ainsi, le paragraphe 160(1) LIR permet à l’Agence du revenu du Canada (« ARC ») d’émettre une cotisation à l’égard du cessionnaire afin d’obtenir le paiement de l’impôt dû.

LES FAITS

Les faits dans l’affaire Enns sont les suivants. Peter Enns est décédé le 22 mai 2013. Il était le seul rentier d’un REER et il avait désigné Marlene Enns, son épouse, à titre de bénéficiaire de ce REER. Aucune contrepartie n’avait été payée par Mme Enns en échange de cette désignation. Suite au décès de M. Enns, la juste valeur marchande du REER fut versée à Mme Enns, soit 102 789,52$. Cette dernière a subséquemment transféré les fonds dans son compte de retraite immobilisé. Une cotisation fut émise par l’ARC le 12 avril 2017 à l’égard de Mme Enns au motif que le versement du REER constituait un transfert auquel le paragraphe 160(1) LIR s’appliquait. Au moment du transfert, la succession de M. Enns avait une dette fiscale s’élevant à 146 382,05 $ pour les années d’imposition 2004 à 2012 envers l’ARC.

LA QUESTION EN LITIGE    

La question en litige était la suivante : le terme « époux » prévu à l’alinéa 160(1)a) LIR inclut-il le veuf ou la veuve du débiteur fiscal ayant fait le transfert?

Mme Enns affirmait qu’après le décès de M. Enns, elle avait cessé d’être son épouse et qu’elle était maintenant sa veuve. L’ARC était d’avis que le terme « époux » employé à l’alinéa 160(1)a) LIR s’appliquait encore à Mme Enns.

L’ANALYSE ET LA DÉCISION DE LA CCI

Dans le cadre de son analyse, la Cour s’est référée à deux décisions récentes qui traitaient du terme « époux » à l’alinéa 160(1)a) LIR. Dans la décision Kiperchuk c. La Reine[3], la question du sens du terme « époux » à l’alinéa 160(1)a) LIR n’était pas explicitement une question en litige. Malgré cela, la position de la juge Lamarre était à l’effet que le mariage prenait fin à la mort. Ainsi, au décès du mari, l’appelante n’était plus l’épouse de ce dernier. Par conséquent, la juge Lamarre a conclu que la cotisation établie à l’égard de l’ancienne épouse au titre de l’article 160 LIR était invalide. La décision n’a pas été portée en appel.

Dans la décision Kuchta c. La Reine[4] (ci-après « Kuchta »), les faits étaient presque identiques à ceux en l’espèce. Dans cette affaire, le juge Graham a effectué une analyse textuelle, contextuelle et téléologique pour interpréter le sens du terme « époux » à l’alinéa 160(1)a) LIR. Lors de l’analyse « textuelle », le juge conclut que le terme « époux » dans le cas d’un mariage signifie une relation entre deux personnes vivantes. Cependant, le juge Graham a également conclu que le terme « époux » avait aussi un sens plus familier, puisque parfois il incluait une personne qui était le veuf ou la veuve du conjoint décédé. Ainsi, selon la Cour, l’utilisation du mot « époux » créait une ambiguïté.

En vertu de l’analyse « contextuelle », la Cour réfère à quatre dispositions de la LIR qui emploient le terme « époux » comme incluant l’époux du contribuable au moment du décès de ce dernier. Finalement, dans le cadre de l’analyse « téléologique », la Cour était d’avis que l’intention du législateur n’était pas d’exclure les veufs et les veuves pour l’application de l’alinéa 160(1)a) LIR. Ainsi, le juge conclut que le terme « époux » prévu à l’alinéa 160(1)a) LIR inclut également les veufs et les veuves. Par conséquent, la cotisation établie en vertu de l’article 160 LIR a été jugée valide et la veuve du défunt était tenue de payer la dette fiscale de son mari décédé.

En l’espèce, la Cour s’est appuyée sur le principe de la courtoisie judiciaire pour arriver aux mêmes conclusions que le juge Graham dans la décision Kuchta. Selon ce principe, la Cour doit se conformer à ses décisions antérieures en l’absence de circonstances exceptionnelles. Ainsi, la Cour a jugé que Mme Enns était l’épouse de son défunt mari lors du transfert de son REER à cette dernière. De par ce fait, l’ARC était en droit de cotiser Mme Enns sur la base d’un transfert conformément à l’article 160 LIR, et ce, même si l’époux de cette dernière était décédé. La décision a été portée en appel.

DÉSIGNATION DE BÉNÉFICIAIRE AU QUÉBEC

Il importe de noter qu’en matière de désignation de bénéficiaires, au Québec, il est possible d’effectuer une désignation de bénéficiaire que pour les produits d’assurance, les produits de rente et les régimes de retraite. Si tel est le cas, un bénéficiaire peut être nommé dans le contrat ou dans le testament. L’avantage de cette désignation est que l’argent versé au bénéficiaire ne fait pas partie de la succession du défunt et n’est généralement pas disponible pour les créanciers de ce dernier. Puisqu’il n’est pas possible de faire au Québec une désignation de bénéficiaire sur un REER, le droit de l’ARC, à titre de créancier de la succession de la personne décédée, de réclamer l’impôt impayé de cette dernière auprès du bénéficiaire du régime enregistré conformément à l’article 160 LIR semble être établi en vertu de la décision Enns.

LA CONCLUSION

Dans le cadre de sa planification successorale, tout contribuable devrait s’assurer d’avoir les liquidités nécessaires dans sa succession afin de payer l’impôt dont il est redevable au décès. À défaut, ce dernier devrait s’assurer de détenir suffisamment d’actifs faisant partie de sa succession pouvant être vendus afin de payer ses dettes fiscales.

Une des tâches du liquidateur est d’ailleurs de s’assurer que la succession est en règle avec les autorités fiscales avant d’effectuer des distributions aux héritiers. Une succession en règle avec les autorités fiscales évitera la responsabilité du conjoint survivant advenant le transfert du REER non échu du décédé. Autrement, si la succession est débitrice envers les autorités fiscales, et que le REER est transféré au conjoint survivant, les autorités fiscales pourront réclamer leur dû auprès du conjoint survivant en vertu de la décision Enns.

Vanessa Sarveswaran est vice-présidente, planification fiscale, de la retraite et successorale, à Gestion mondiale d’actifs CI.

[1] 2023 CCI 28.

[2] La Cour d’appel fédérale dans l’affaire Livingston c. R, [2008] 3 C.T.C. 230, a énoncé les critères permettant de déterminer dans quelles situations le paragraphe 160(1) LIR s’applique (paragraphes 17 à 19) : 1) Le cédant doit avoir une dette fiscale en vertu de la LIR au moment du transfert; 2) Il doit y avoir un transfert de biens, directement ou indirectement, par le biais d’une fiducie ou par tout autre moyen ; 3) Le bénéficiaire du transfert doit être : i. L’époux ou le conjoint de fait du cédant au moment du transfert ou une personne qui est devenue son époux ou son conjoint de fait depuis ; ii. Une personne âgée de moins de 18 ans au moment du transfert ; ou iii. Une personne avec laquelle le cédant avait un lien de dépendance et 4) La juste valeur marchande du bien transféré doit être supérieure à la juste valeur marchande de la contrepartie donnée par le bénéficiaire du transfert.

[3] 2013 CCI 60.

[4] 2015 CCI 289.


SOURCE : Conseiller.ca

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